En vous présentant ces extraits du livre de Paul-Émile Roy, j’ai l’impression d’entrer de plus en plus dans le cœur de mon sujet. Le Québec est capable de beaux fruits, en autant qu'il rencontre ses racines. J’ai hâte d’étaler ma réflexion personnelle et pastorale. J’ai le sentiment que vous comprendrez bien les bases qui solidifient ma position. Quelque chose me dit que cela vous permettra aussi d’esquisser une manière de reconnaître les choses et ce, à votre manière.
«J’aime citer le passage suivant de Bossuet : «L’homme sera toujours à lui-même une grande énigme, et son propre esprit lui sera toujours le sujet d’une éternelle et impénétrable question.» Le commandement, ce n’est pas de comprendre les hommes mais de les aimer. Croire en Dieu, ce n’est pas comprendre Dieu, c’est participer à son mystère, c’est s’ouvrir à lui, c’est l’accueillir en soi, comme on accueille un ami, un père, une mère. Nous mettons toujours dans nos moindres actes plus que ce que nous savons. Nous agissons à partir de l’inconnu qui est en nous. Nous parlons de révélation, d’Écriture Sainte. Ce qu’elle nous offre, écrit Auerbach, «c’est une participation et non pas une compréhension purement rationnelle.» Il ne s’agit pas de comprendre, mais de nous ouvrir au mystère des «choses incompréhensibles.» (pp.136-137)
Certaines gens voient l’existence de Dieu comme une atteinte à l’autonomie de l’homme. Or, c’est l’existence et la transcendance de Dieu qui fondent l’autonomie de l’homme. L’homme dépend de Dieu qui est transcendant comme il dépend de la lumière pour voir les objets, la réalité. La lumière ne paralyse pas notre vision, elle la rend possible. Et pourtant, on ne voit pas la lumière. On voit les objets éclairés par la lumière. (p.137)
Que notre connaissance n’épuise pas Dieu, cela est inévitable. Cela va de soi, Dieu étant d’un autre ordre que nous. Mais même les humains, nos semblables, nous ne les comprenons pas. Nous les connaissons, mais notre connaissance n’épuise pas leur entité. Connaître, ce n’est pas comprendre. Je comprends une règle de mathématique, je ne comprends pas une fleur, mais je la connais. L’idée de la co-naissance de Claudel est incontournable. On ne doit pas l’écarter. Connaître, c’est «co-naître», c’est «naître avec». C’est commencer à vivre autrement, enrichi par ce qu’on connaît. Transformé par ce qu’on connaît. (p.139)
Il n’est pas facile d’être croyant, dites-vous. Mais est-il plus facile d’être incroyant? En un sens, il n’y a pas d’incroyants. Même ceux qui ne croient en rien sont des croyants. Ils le disent bien, ils ne croient en rien, c’est-à-dire qu’ils croient que rien n’existe. Mais ils croient. Ce qui est le plus profond dans l’homme, le plus radical, ce n’est pas la raison, c’est la volonté d’être, le consentement à l’existence, le désir. C’est le sens de l’axiome des anciens : «Je crois pour comprendre.» La foi permet d’accéder à la connaissance. C’est dans ce sens que Jean Bédard écrit : «Seule la confiance permet l’expérience du monde.» La foi signifie qu’il y a plus dans nos actes que ce que nous y mettons. (p.141)
Que penser de ceux qui, comme Comte-Sponville, disent que ce qui compte, ce n’est pas la foi, mais la fidélité? « La fidélité, c’est ce qui reste de la foi quand on l’a perdue», écrit-il. Je comprends peut-être partiellement ce qu’affirme Comte-Sponville. On dit que la foi, c’est le ferment dans la pâte, c’est le sel de la terre qui la conserve. Il y a une culture chrétienne, une sagesse chrétienne qui sont des effets de la foi. Si la foi disparaît, cette culture demeure. On peut dire que l’art gothique est un produit de la foi, mais on peut aimer l’art gothique sans être croyant. On peut dire aussi qu’une foi authentique produit chez le croyant une grande sagesse, une profonde honnêteté. Cette sagesse et cette honnêteté peuvent rester si on perd la foi. On peut accepter une certaine sagesse chrétienne sans être croyant. Cela est sans doute vrai, mais j’aime à me rappeler ce que Jean Bédard fait dire à Maître Eckhart : «Lorsque la foi disparaît, apparaissent les croyances.» (p.142)
Ceux qui prétendent que la divinité du Christ aurait été inventée au troisième ou au quatrième siècle doivent expliquer les passages de l’Évangile de saint Jean où il est dit que Jésus était Dieu. C’est même parce qu’il prétendait qu’il était Dieu que les Juifs voulaient le tuer (Jean, 10,33). Certes, le mystère de Dieu reste total, mais que l’on soit croyant ou pas, il faut reconnaître que les premiers chrétiens prétendent que Jésus est fils de Dieu, qu’il est mort et ressuscité. Cette foi des premiers chrétiens est un fait historique. On ne peut expliquer autrement les Évangiles, les textes de saint Paul, les Actes des apôtres, et la naissance du christianisme. Et si l’on dit que la foi des premiers chrétiens était une chimère, alors il faut affirmer que l’Occident est construit sur une chimère.
Par ailleurs, que l’on soit croyant ou pas, on doit reconnaître que la Bible ne parle pas d’une mythologie comme les anciens Grecs et les anciens Romains ou les Hindous. Elle parle d’un Dieu qui se révèle en Moïse, par les prophètes, en Jésus. Les Romains ont bien compris que le christianisme contestait leurs croyances religieuses, remettait en question leur mythologie, et c’est pourquoi ils persécutent les chrétiens. (pp. 155-156)
La vraie révolution n’est pas une rupture. Elle est l’accomplissement, la réalisation, l’approfondissement de ce qui est en marche dans le temps.
C’est ma conviction que c’est sur ce fond ambigu que se fait bien souvent la critique de l’Église. L’Église est ancienne, elle a deux mille ans, donc elle est démodée, déclassée. Je ne conteste pas toute critique de l’Église, car elle est humaine, elle est enracinée dans l’histoire et, je l’ai écrit, il est inévitable qu’elle soit l’objet de la critique car elle n’est jamais à la hauteur de son message. Mais ce que je supporte difficilement, c’est trop souvent le caractère biaisé de ces critiques, leur caractère pharisaïque. Il est bien évident que certaines gens se réjouissent des malheurs de l’Église au lieu de s’en attrister et de l’aider à s’améliorer. On est plus exigeant pour elle que pour la société, mais tout de même! On dénonce la pédophilie dans l’église d’Irlande, des États-Unis, (du Canada) d’ailleurs, et on a bien raison. En même temps, la télévision, l’internet diffusent la pornographie à un rythme constant et on ne s’en scandalise pas. Je ne veux pas excuser l’Église, mais je garde la foi. (pp. 159-160)
Quand l’homme ne croit plus en Dieu, il arrive qu’il croie en n’importe quoi. Il arrive qu’il perde conscience de sa propre grandeur. Marcel Gauchet écrit : «C’est quand les dieux s’éclipsent qu’il s’avère réellement que les hommes ne sont pas des dieux.» Et il ajoute plus loin : «Le déclin de la religion se paie de la difficulté d’être soi.» Cela rejoint l’affirmation d’Auerbach que j’ai déjà cité : «Dieu en se révélant, révèle l’homme à lui-même.» En accueillant la Révélation, l’homme s’accueille lui-même. (pp. 160-161)
Certains diront : ce Dieu transcendant dont vous parlez, on ne sait pas qui il est, comment il se comporte, comment il agit. Je répondrais : cet ordinateur que j’utilise, je ne comprends pas son fonctionnement, mais je l’utilise, il me rend de grands services. Mais je dirais plus : mon corps, mon cœur, mon cerveau, je ne sais pas comme ils fonctionnent, mais que serais-je sans eux? La réalité nous contraint à nous reporter à l’au-delà de notre expérience. ( pp. 161-162)
La foi, ce n’est pas une expérience solitaire. C’est une expérience culturelle, historique, sociale. Dans la foi, je me sens solidaire des croyants de l’Ancien Testament, des premiers chrétiens, des apôtres, de saint Paul, de la chrétienté, des grandes œuvres de l’art et de la pensée. Rimbaud formule très bien ma foi, ma spiritualité : «J’attends Dieu avec gourmandise.» La foi, ce n’est pas une possession, c’est une ouverture. La spiritualité, ce n’est pas un exercice de toilettage, c’est une ouverture à l’Esprit. (p.165)
Une des tâches actuelles des intellectuels occidentaux, c’est de redécouvrir le christianisme, de redécouvrir l’inspiration qui a fait l’Occident. Tant que cette démarche ne sera pas faite, la modernité sera dans l’illusion, elle ne pourra pas se départir d’une certaine collusion avec la fausseté. Le monde moderne se raconte des histoires, il s’imagine que rien n’a existé avant lui et que rien ne lui succédera. Il est vrai, cependant, pour ce qui regarde l’avenir, qu’il est en train de miner les bases non seulement de la culture, mais de la vie. (p.165)
L’homme, le monde, la civilisation ne sont jamais à la hauteur du message chrétien. C’est pourquoi l’évangélisation est toujours à recommencer.
Pour parler de Dieu, du Christ, de sa divinité, il ne faut pas hésiter à employer les mots «mystère», «sacré», parce que nous parlons alors de réalités qui dépassent l’entendement.
L’Évangile n’est pas un système. Un système peut être remplacé. Il est au-delà des raisons et des explications. Penser, comme certains, que le christianisme a donné ce qu’il avait à donner et qu’il faut maintenant passer à autre chose est une immense illusion. Plus qu’une illusion, un fourvoiement aux conséquences incalculables. (p. 166)»
Réf : Paul-Émile Roy : La crise spirituelle du Québec. Bellarmin, Québec, 2012. La question centrale de la culture et de la spiritualité actuelles. Chapitre 5. Pp. 125 - 166