À l’occasion de mon ordination sacerdotale, j’avais pour thème «Une Église de pauvres à bâtir.» Vous pouvez croire que ce chapitre d’André Sève dans son livre Oui à l’Église publié chez Centurion en 1993 m’a interpelé. Je vous propose des extraits qui me font réfléchir.
«La pauvreté est un élément constitutif de l’Église parce que Dieu nous veut tous pauvres. Jésus a dit : «Bienheureux les pauvres», il a vécu en pauvre, et dans le pauvre il est réellement présent (Mt 25, 40). Les personnalités populaires dans l’Église, et même dans le monde, sont des pauvres qui se sont donnés à la cause des pauvres. On pense évidemment à Mère Teresa, à l’Abbé Pierre, à Sœur Emmanuelle, mais ils prennent tout naturellement la suite des saints les plus populaires pour la même raison : François d’Assise, Vincent de Paul, Bernadette, Jean Bosco… (pp.113-114)
Convertir les riches
L’appel à la pauvreté est universel. Et si l’on est riche? On se heurte ici à une nuance de l’Évangile qui est capitale. Luc dit : «Bienheureux les pauvres.» Matthieu précise : «Bienheureux les pauvres de cœur», c’est-à-dire ceux qui ont un cœur de pauvre. Alors, on hausse les épaules : c’est facile d’avoir un cœur de pauvre avec un bon compte en banque!
Eh bien non, ce n’est pas facile; il y a même une parole de Jésus qui fit peur : «Il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu» (Mt 19,24). Alors, disent les disciples «très impressionnés», qui peut être sauvé? Il ne s’agit pas de discussions théoriques sur le fait d’être plus ou moins riche, il s’agit de vie perdu si on n’a pas perçu le danger de la richesse. (p.114)
J’ai lu tout ce que je pouvais trouver sur l’Église et les pauvres et c’est à force de méditer ces documents que j’ai compris l’importance de la conversion des riches. Quand ils ont vaincu en eux l’égoïsme et la peur de manquer, ils peuvent avancer vers la folie du partage. Sinon, ils ne voient même pas la misère, ce qu’on peut leur dire en ce sens ne les atteint pas, ils continuent tranquillement à faire tourner l’énorme machine qui ne cesse de fabriquer des pauvres dans le monde entier. (p.115)
Donner aux riches des yeux qui «verraient» les pauvres et parviendraient ainsi à changer leur cœur égoïste en «cœur de pauvre» serait la plus révolutionnaire des révolutions. Ces riches mettraient leur génie et leur puissance à inventer des processus économiques qui stopperaient la fatalité actuelle : des pauvres toujours plus nombreux. Oui, il faut des transformations structurelles, mais la première révolution, c’est celle qui pousse les riches à regarder enfin les pauvres. (pp.115-116)
L’Église des classes moyennes
Toute l’Église doit donc se convertir à la pauvreté de cœur en éliminant le faste, en acceptant une austérité qui permet le partage. Pas question de créer une Église des pauvres qui exclurait les riches. (p116)
Il a fallu le grand cri des pauvres d’Amérique latine pour que surgisse enfin la vraie question : «Où voyez-vous des pauvres dans l’Église actuelle?» Cette Amérique latine, pays de la foi et de la pratique, a fait même prendre conscience, au monde entier, d’une énormité : on prêche un Évangile d’amour et on laisse des chrétiens riches opprimer les pauvres! La théologie de la libération a ouvert bien des yeux en revenant sans cesse sur le cri de Dieu devant le malheur des Hébreux en Égypte : «J’ai pitié de mon peuple!»
L’Église des classes moyennes entre-t-elle assez dans cette pitié de Dieu? Pendant trop longtemps elle n’a regardé les pauvres que de loin pour leur faire l’aumône sans se dresser avec Dieu contre toute exploitation de l’homme par l’homme. (p117)
Mais l’Église pauvre, ce n’est pas l’Église des classes moyennes qui s’intéresse avec bonté aux pauvres, c’est l’Église qui se construit avec les pauvres. (p.11)
La précarité
Les théologiens d’Amérique latine pensent que les responsables de Rome réagiraient parfois autrement s’ils allaient voir sur place. Ils passeraient de la notion générale de pauvreté à ce que l’on appelle maintenant la «précarité». Ce n’est pas seulement un manque d’argent mais une mort sociale, une descente en enfer quand on se retrouve seul, sans logement, sans travail, et qu’on se retrouve en pleine ville opulente l’horreur de la faim. Ou quand une famille honorable sombre tout à coup dans la misère parce que le père est tombé malade sans couverture sociale. (pp. 119-119)
L’Église des encycliques sociales
La misère du quart monde, les bidonvilles qui sont nés partout, les milliers d’enfants à la rue au Brésil, la pauvreté au Sahel, ont changé le regard sur la pauvreté, cela se sent dans l’évolution des encycliques sociales, de Rerum novarum (Léon XIII) à Centesimus annus (Jean-Paul II). (p.119)
Rerum novarum tirait de sa réelle compassion des leçons de résignation. Les encycliques suivantes entreront dans la dénonciation vigoureuse : l’inégalité est devenue monstrueuse, elle n’est ni normale ni fatale. Des bras baissés devant la complexité ders mécanismes économiques, on passait à des jugements fermes et compétents : on doit changer et on peut changer ce qui abîme tant de vies. (p120)
Un autre monde, une autre culture
Il manquait encore ce qui fit passer enfin complètement de la résignation au puissant désir de libération : la découverte, en Amérique latine, que le monde des pauvres était beaucoup plus étranger à l’Église qu’elle ne le pensait. Il fallait qu’elle sente ce que veut dire survivre plutôt que vivre, ce qu’on doit endurer quand on est exploité injustement en avec mépris. (p.121)
Avec la voix des encycliques et des théologiens (qui lancèrent les théologies de la libération), le courage des prophètes martyrs, comme don Romero, a certainement mobilisé l’Église dans le combat direct contre la pauvreté.
Elle se battra d’autant mieux qu’elle ira sur le terrain. Ce fut l’immense chance des catholiques d’avoir un pape voyageur qui veut pénétrer dans le monde des pauvres. Jean-Paul II reçoit le choc de la misère, même quand on lui cache les bidonvilles et quand on filtre les messages des pauvres. Il a bien vu le lien entre l’action pour les pauvres et l’action sur les riches. Jamais l’Église n’avait parlé aussi clairement et publiquement que le pape au cours de son discours aux Indiens de Oaxaca. (pp. 121-122)
Renouveler toute la conscience ecclésiale
Avec sa sagesse intuitive souvent prophétique, Jean XXIII avait entrevu l’ampleur que prendraient les débats sur «l’Église et les pauvres». Un mois avant le Concile, il constatait que la terrible pauvreté de la plus grande partie du monde posait le défi à l’Église «de se rencontrer avec elle-même» (Gustavo Guttierez, dans La réception de Vatican II, situation de misère et d’injustice dans laquelle vivent les pauvres est un appel à renouveler toute la conscience ecclésiale. Tant qu’on ne va pas jusqu’à cette totalité, le souci de l’Église pour les pauvres risque toujours d’être considéré comme transitoire et même étranger à sa mission, à son être propre. (pp.122-123)
Medellin et Puebla, les théologiens de la libération, les communautés ecclésiales de base et les martyrs du combat pour les pauvres ont fait faire à l’Église un pas gigantesque. De l’Église soucieuse des pauvres qu’elle a toujours té, elle peut devenir maintenant l’Église elle-même pauvre. (p.123)»